mardi 3 juin 2014

DOSSIER COMICS #01: GRANT MORRISON

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La réédition de l’incontournable Batman - Arkham Asylum de Grant Morrison et Dave McKean (ce 13 juin), du Justice League: L'Autre Terre de Grant Morrison et Frank Quitely (ce 20 juin) et la parution le mois passé des deux derniers tomes (#00 et #08) de la collection Grant Morrison présente Batman chez Urban Comics nous offrent l’occasion d’évoquer les 25 ans de carrière d’un scénariste écossais qui n’a cessé de repousser les limites du médium bande dessinée et de réinventer les multiples univers des superhéros.
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Grant Morrison, originaire de Glasgow, est né en 1960 et fait partie de la «Génération X», génération qui suit celle des baby-boomers de l’après-guerre. Comme Alan Moore (de 7 ans son aîné), il grandira donc durant l’ère Thatcher et développera rapidement une critique acerbe à l’encontre du Parti Conservateur de la Dame de Fer. Dès 1987, dans les pages de la prestigieuse revue anglaise 2000AD où travaillèrent également Alan Moore, Neil Gaiman et Brian Bolland, Grant Morrison va lancer une saga de super-héros qui fustige le Thatchérisme en proposant une analyse des différences générationnelles et en jouant avec des éléments de culture populaire et de contre-culture. Mais cette série baptisée Zenith est aussi une réaction aux deux grands récits de «superhéros tourmentés» qui viennent de paraître aux Etats-Unis. En 1986, l’américain Frank Miller a en effet publié son Batman - Dark Knight Returns et les anglais Alan Moore et Dave Gibbons ont proposé leur Watchmen. A la suite des Daredevil de Miller et des Swamp Thing d’Alan Moore, ces deux ouvrages vont cristalliser une approche du récit de superhéros qui sera imitée (avec plus ou moins de succès) durant près de 20 ans. Cette déconstruction, souvent cynique, de la psyché des personnages, de leur mythe, des valeurs morales et politiques qu’ils incarnent, va mener à un assombrissement des héros qui se feront amers, vieillissants, «à bout de souffle». Pour Frank Miller, la tristesse de son Dark Knight «n’est pas déprimante ; elle se rapproche plus d’un tourment wagnérien menaçant». C’est dire… Grant Morrison, alors âgé de 26 ans, apprécie le Dark Knight Returns et les Watchmen mais il les trouve cependant «pompeux» et «trop marqués en tant qu’albums-concepts». Lorsqu’à la suite d’Alan Moore il sera découvert par les éditeurs américains, Grant Morrison poursuivra cette critique aux Etats-Unis dans son propre récit de Batman. En 1989, avec la complicité du dessinateur anglais Dave McKean, il propose le roman graphique Arkham Asylum : A Serious House on Serious Earth, dans lequel Batman parcourant l’Asile d’Arkham sera confronté à tous ses démons intérieurs mais, de manière générale, à l’ensemble de sa psyché. Pour Grant Morrison, les thèmes de cet album «sont inspirés de Lewis Carroll, de la physique quantique, de Carl Jung et d’Aleister Crowley. Son style visuel est inspiré du Surréalisme, de Jean Cocteau, d’Antonin Artaud, de Jan Svankmajer, des frères Quay… L’objectif était de concevoir quelque chose qui tiendrait du morceau musical ou du film expérimental plus que de l’aventure-type de bande dessinée. Je voulais envisager Batman du point de vue de l’hémisphère cérébral irrationnel, émotionnel et onirique dans une réponse au traitement très littéral, très réaliste tenant de l’hémisphère gauche et qui était vogue à l’époque dans les récits de superhéros comme le Dark Knight Returns, les Watchmen et d’autres…». Je rappellerai ici, et même si cela est encore discuté scientifiquement, que certains considèrent l’hémisphère gauche comme le centre de la logique, du langage et du raisonnement et l’hémisphère droit comme le lieu de la création, de l’émotion et de l’intuition.
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Tout au long de sa carrière, Grant Morrison semblera privilégier cette approche de «l’hémisphère droit»  en ne cessant de se livrer à des expérimentations narratives au cœur-même de récits de super-héros. En 1988, un peu avant son Arkham Azylum mais déjà pour l’éditeur américain DC Comics, l’auteur s’était fait remarquer sur sa reprise de la série Animal Man mettant en scène un superhéros (désuet à l’époque) qui a la capacité d’emprunter aux animaux leurs capacités physiques particulières… Lors d’un épisode de cette série assez délirante où le scénariste milite contre la vivisection et l’abattage des animaux, le personnage d’Animal Man se retrouvera dans la maison de son auteur, Grant Morrison, et discutera avec ce dernier de son statut de «créature». Au-delà de cette mise-en-abyme surprenante, Grant Morrison exploitera également des techniques expérimentales dans sa reprise de la série Doom Patrol mettant en scène une équipe de super-héros névrosés (certains ont des personnalités multiples ou perdent la raison suite à la disparition complète de leurs sens), à qui l’on fait appel pour affronter des situations  ou des ennemis  tellement insensés ou horribles qu’ils semblent être les seuls à pouvoir y faire face… Pour exemple, ils se battront contre la «Confrérie du Dada», un groupe anarchiste qui lutte contre la Réalité et la Raison. Cette référence au mouvement d’avant-garde dadaïste prônant un jeu avec les conventions et les convenances et une recherche d’une libération du langage n’est pas innocente.  Grant Morrison utilisera durant cette série des techniques d’écriture automatique mais aussi de «cut-up», découpant un texte au hasard puis le réarrangeant pour produire un texte nouveau. Pour un récit publié en Angleterre, il construira même un scénario en mélangeant méditation, méthodologie scientifique et occultisme (en utilisant par exemple une planchette «ouija»).
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A côté de ces approches expérimentales passionnantes et souvent très réussies, Grant Morrison brille également par sa capacité à saisir ce qui fait l’essence d’une série ou d’un personnage lorsqu’il est chargé de les reprendre et de les revitaliser. Arnold Drake, co-créateur de Doom Patrol, dira par exemple que Grant Morrison fut le seul scénariste à avoir repris cette série en ayant compris l’esprit qui l’animait à ses débuts. Après six ans passés sur The Invisibles, sa série-phare qui explore comme Zenith politique, culture populaire et contre-culture, le scénariste écossais se verra ainsi confier la revitalisation de la série X-Men chez Marvel Comics sous le titre NewX-Men. En 2000, avant de s’attaquer à ces personnages avec son compatriote écossais Frank Quitely au dessin, Morrison publiera un véritable manifeste dans lequel il analyse ce que représentent les X-Men et ce qui est à l’origine de leur succès. Il veut saisir leur «ADN» et décide de s’inspirer de Chris Claremont qui scénarisa les Uncanny X-Men durant 17 ans et les rendit très populaires en partie grâce à son travail sur l’humanité des personnages, leurs aspirations, leurs désirs et leurs relations sentimentales.  Avec cette approche inspirée et plus lumineuse, Morrison réussit son pari et redonne aux X-Men leur gloire passée en les replaçant en tête des ventes américaines. Cet énorme succès commercial lui offre de nouvelles opportunités et le surnom de « rewrite guy » (« le gars qui réécrit ou repense les univers »). A nouveau avec Quitely, il revisite Superman, le super-héros le plus convoité dans la profession, avec une approche similaire. Comme le racontait le responsable éditorial d’Urban Comics, Morrison aperçoit un jour lors d’un festival un homme un peu bedonnant, déguisé en Superman et allongé dans l’herbe au soleil. Cette vision lui donne l’idée d’envisager Superman comme un personnage tellement puissant et invulnérable qu’il n’aurait rien à craindre et serait donc totalement détendu. Son Superman (dans All-Star Superman), d’une décontraction inhabituelle, un peu bonhomme, est en rupture totale avec la vision en cours depuis le milieu des années 80. A nouveau, Morrison opte pour un héros lumineux, comme aux premières heures de sa création en 1938. Face aux héros «à bout de souffle» du Dark Knight Returns et des Watchmen, il propose un nouveau souffle, épique, divertissant, mais sans jamais négliger ses réflexions sur le médium ni sur l’importance des super-héros en tant que vecteurs d’idéologies politiques. Pour sa reprise de Batman, dont il a tenu les rênes de 2006 à 2013, le scénariste écossais optera pour une vision bien différente de celle qu’il avait proposée pour son Arkham Azylum. Il refusera le Batman solitaire et torturé mais exhumera des dizaines de personnages totalement oubliés depuis des décennies pour former une équipe de superhéros profondément décalés autour du Chevalier Noir. Dépoussiérant tout l’univers de Batman, réutilisant des concepts que l’on croyait éculés, revenant au contraste fort entre l’obscurité et les couleurs « flashy » et « pop art » de Robin et du Joker, Grant Morrison fait renaître le «Grotesque» et avec lui un macabre génial, dérangeant et ravageur. Cette immense fresque, véritable reconstruction salutaire d’un univers après la déconstruction du Dark Knight Returns et des Watchmen, est désormais complète dans une édition française sous le titre Grant Morrison présente Batman chez Urban Comics, éditeur qui a l’idée brillante de publier la saga de manière chronologique et dans une collection particulière, allant ainsi au-delà de l’édition américaine originale très difficile à suivre dans de multiples albums isolés.
Voilà qui conclut le dossier consacré à Grant Morrison, scénariste brillant et engagé qui parvient à la fois à faire un travail de pionnier dans le domaine de l’expérimentation en bande dessinée et à nourrir et enrichir des univers a priori plus «mainstream» du fruit de ses multiples expériences narratives. Je ne saurais donc que vous conseiller de découvrir le travail de cet auteur bien moins connu que celui d’Alan Moore mais pourtant tout aussi important. (Nicolas Verstappen)
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A découvrir également de Grant Morrison et Frank Quitely; l'incontournable WE3 qui fut notre "Comics de l'Année 2012"!
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(Ce dossier fut d'abord présenté dans la rubrique Hell and Back de l'émission Radio GrandPapier)

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